Claude Singer: La Shoah nella scuola
La perception de la Shoah en France après 1945
En soixante ans la perception de Shoah a considérablement évolué en France. D’abord absente dans l’univers mental des Français, puis longtemps marginale, cette perception est devenue ces dernières années plus claire, plus centrale et presque incontournable. En effet il ne se passe plus une journée sans une nouvelle publication sur ce thème, la pose d’une plaque commémorative sur une école, ou la projection d’un film sur le sujet. Et, comme le soulignait dès les années 1980 l’historien Saul Friedlander, l’intérêt et la sensibilité à l’égard de la Shoah, loin de s’émousser, ont tendance à se renforcer au fil des années.
On observe également ce phénomène en Amérique du nord, dans plusieurs autres pays d’Europe et évidemment en Israël, mais c’est la France qui retient notre attention aujourd’hui.
Pour comprendre comment un changement aussi radical de perspective s’est opéré sur une durée de plus de soixante ans nous allons, dans un premier temps, essayer de mettre en évidence les grandes étapes de la perception de la Shoah en France depuis 1945. Nous examinerons ensuite plusieurs vecteurs essentiels de ce changement, notamment l’enseignement, les procès judiciaires et la création artistique. Nous soulignerons enfin, dans un troisième temps, l’implication des Juifs de France dans cette évolution.
I. La perception : trois étapes essentielles de 1945-2008
A.1945-46 Le choc
La première phase, assez courte, correspond surtout au choc de la découverte du génocide des juifs, dans la France de l’immédiat après-guerre. En fait il faudrait parler davantage du choc de la découverte des crimes nazis que du génocide des juifs. En effet, au printemps 1945, lorsque l’opinion publique française découvre avec horreur les premières images (photographies et films) de l’ouverture des camps, les cadavres empilés, et l’état catastrophique des survivants, le sort spécifique des juifs est encore mal appréhendé. Les juifs font simplement partie du magma informe des victimes de l’Allemagne nazie mais leur destin particulier n’émerge nullement. Les victimes juives ne sont pas niées, on les mentionne même parfois de manière explicite dans la presse, les actualités cinématographiques ou les expositions historiques, mais elles restent, comme pendant les années de guerre, immergées parmi les autres catégories de victimes de la « barbarie nazie » : les prisonniers militaires, les travailleurs forcés, les résistants…
La première grande exposition consacrée aux « crimes hitlériens » organisée à Paris en juin 1945, au Grand Palais, n’accorde d’ailleurs qu’une part très réduite aux juifs. En effet parmi les 27 sections de cette exposition une seule est consacrée aux juifs. Il s’agit de la 19ème section, encadrée par une section évoquant la Milice de Vichy (la 18ème) et une autre sur les Prisonniers politiques (la 20ème). Comment les visiteurs de cette exposition pourraient-ils appréhender clairement dans ces conditions le génocide des juifs ? L’idée dominante c’est que les juifs ne constituent, somme toute, qu’un groupe de victimes parmi tant d’autres.
On retrouve d’ailleurs ce type de confusion dans le vocabulaire de l’époque puisque pour désigner les victimes du nazisme, on utilise généralement l’expression volontairement neutre de « déportés politiques ». Cette expression ne permet pas de distinguer les juifs des autres catégories de victimes persécutées. L’expression plus ambiguë encore de « camps de la mort », utilisée alors fréquemment pour désigner des camps de concentration comme Dachau, Buchenwald ou Bergen-Belsen, n’aide pas non plus à comprendre que les juifs étaient mis à mort de manière systématique dans des camps comme Auschwitz, Tréblinka, Maidanek…
En France, juste après la Libération, on ne distingue donc pas clairement les diverses catégories de déportés (travailleurs, opposants, juifs…). Une affiche du MNPGD (Mouvement National des Prisonniers de Guerre et Déportés) qui représente diverses catégories de déportés (dont l’un porte le costume rayé des « politiques ») proclame d’ailleurs de manière explicite : « Ils sont unis. Ne les divisez pas ».
Pas question non plus à cette époque de distinguer camps de prisonniers, de déportés et de juifs. Auschwitz reste perçu comme un camp de concentration certes sévère, mais somme toute comme un camp parmi tant d’autres. Il n’est pas en tout cas associé systématiquement au génocide des juifs comme c’est le cas aujourd’hui. Difficile, voire même impossible dans ces conditions, en dépit des témoignages souvent très précis (oraux ou écrits) de survivants, d’appréhender l’ensemble du processus d’extermination des juifs mis en place par le régime nazi en Europe. Le manque d’information, l’absence d’écoute et le faible intérêt manifesté par l’opinion publique pour ce sujet poussent d’ailleurs nombre de survivants à se retrancher rapidement dans le silence. Pour ces derniers, refermer la « parenthèse » des années de guerre n’est pas seulement un repli, c’est également un moyen de pouvoir reprendre une vie « normale » et de se sentir utile en participant à l’effort de reconstruction du pays.
B.1947-73 L’occultation
Le climat psychologique de la France d’après-guerre contribue donc dans un premier temps à retarder une prise de conscience claire et globale du processus d’extermination des juifs dans l’Europe nazie. Le destin des déportés juifs reste d’abord fondu dans celui beaucoup plus vaste des « déportés politiques », sans qu’il soit fait mention de la moindre distinction religieuse.
Dans la France laïque et républicaine de la IVème République, qui succède au gouvernement provisoire de la Libération, il n’est pas pensable de mettre en évidence l’appartenance religieuse de certaines catégories de déportés. Ce serait en effet une entorse sérieuse aux principes de l’universalisme républicain. Le judaïsme étant défini comme une religion, et la religion relevant exclusivement de la sphère privée, les autorités françaises évacuent donc cette spécificité. L’expérience douloureuse des persécutions antijuives des années guerre pousse par ailleurs une majorité de survivants à éviter de vouloir trop se singulariser. Ils sont donc souvent, dans un premier temps, eux aussi satisfaits d’apparaître comme une victime parmi d’autres de l’Allemagne nazie.
L’occultation du génocide des juifs s’institutionnalise ensuite parce qu’il s’agit pour les pouvoirs publics d’évacuer tout rappel de l’effondrement de mai-juin 1940, de l’occupation militaire et la division du pays, du régime de Vichy et de la guerre franco-française qui a ensuite mis l’unité nationale à rude épreuve. On ne peut pas évoquer les mesures antijuives de Vichy, (la rafle du Vel d’Hiv., Drancy et la déportation raciale) car cela empêcherait les Français de communier dans le mythe d’une France unie et réconciliée. Rappeler trop fréquemment les anciennes divisions, c’est d’une certaine manière également, aux yeux des pouvoirs publics, empêcher ou retarder la cicatrisation des vieilles blessures. Pour accélérer la réconciliation nationale les pouvoirs publics choisissent donc de tourner rapidement la page de l’épuration en adoptant dès 1951 et 1953 les premières grandes lois d’amnistie pour la période de l’Occupation. Grâce à l’Amnistie le chapitre douloureux de Vichy et des années noires est donc refermé moins de dix années après la Libération. Il devient aussi plus difficile dans ces conditions d’évoquer le sort spécifique des juifs pendant cette période.
D’ailleurs, le mythe d’une résistance héroïque, défendu d’abord par les gaullistes et les communistes, va être ensuite largement repris et développé par les gouvernements successifs de la IVème République. Au début de la Vème République, avec le retour aux affaires du général de Gaulle, de 1958 à 1969, ce mythe atteint même son apogée, donnant naissance à tout un rituel républicain : cérémonies, déclarations, commémorations… L’exaltation d’une nation entière unie dans Résistance et la Libération a toutefois une contrepartie : elle contribue à marginaliser le sort des juifs pendant la guerre, parce que la simple évocation de ce sujet empêcherait le mythe de bien fonctionner.
Dans le discours dominant de la France des années 1960 et 1970, la persécution des juifs pendant la guerre n’apparaît pas au cœur des débats publics parce qu’il s’agit aussi, dans le climat de guerre froide qui divise alors le monde en deux blocs antagonistes, de ménager le nouvel allié privilégié de la France, c’est-à-dire la République Fédérale Allemande. Comment pousser en effet à une « réconciliation franco-allemande », axe central de la politique étrangère de la France depuis les débuts de la IVème République, si on souligne le rôle de l’Allemagne nazie dans l’extermination des juifs. En 1956 par exemple la France retire le film documentaire d’Alain Resnais « Nuit et Brouillard » de la présentation officielle du festival de Cannes pour ne pas indisposer la RFA.
La guerre froide, le mythe d’une France réconciliée et la laïcité républicaine jouent donc un rôle non négligeable dans l’occultation du génocide des juifs de 1947 à 1973. Comment expliquer le retournement de perspective du début des années 1970 ?
C.1974-2008 L’obsession
La période 1947-1973 a été marquée par l’émergence progressive du sort des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Certes la recherche a régulièrement progressé et, à la suite d’une série de grands procès (d’Eichmann à Jérusalem, et de divers nazis à Düsseldorf, Cologne et Francfort), les témoignages des survivants ont suscité un intérêt de plus en plus vif dans l’opinion publique. Mais pendant cette période les progrès de l’historiographie restent lents. Et il faut souvent des années avant que le travail des chercheurs n’atteigne le grand public. C’est seulement dans les années 1970 que les choses s’accélèrent : la recherche sur le génocide des juifs est prise en compte plus rapidement par l’opinion publique grâce à une meilleure médiatisation (édition, presse, télévision). On assiste aussi à un renversement complet de perspective : de marginal, anecdotique, le sort des juifs devient central et incontournable. Et il ne s’agit pas d’un feu de paille car le phénomène s’avère durable. Au fil des ans l’opinion publique devient même insatiable et la demande sociale presque obsédante : dans les années 1980 et 1990 livres, films et conférences ne cessent de se multiplier. A partir de là il suffit d’ouvrir un journal, de regarder les rayons des librairies ou le programme des chaînes de télévision pour comprendre la place essentielle que prend désormais le génocide des juifs dans l’espace public français. Même un voyageur pressé peut sans difficulté aujourd’hui se procurer un bon roman ou étude historique sérieuse sur le sujet dans un aéroport ou une grande gare.
L’intérêt grandissant pour la question du génocide des juifs en France doit être associé d’abord à la relecture, à partir des années 1970, du régime de Vichy. Cette relecture passe notamment par le film de Marcel Ophuls « Le Chagrin et la pitié » (1971), le livre de Robert Paxton « La France de Vichy » (1973) et le scandale consécutif aux déclarations négationnistes de Louis Darquier de Pellepoix, publiées dans l’hebdomadaire « L’Express » (1978). Le mythe d’une France n’ayant eu aucune responsabilité en la matière commence alors à vaciller, entraînant l’ouverture des archives nationales (1979) et de vifs débats alimentant la chronique politique et judiciaire.
A l’issue de plusieurs années de polémiques sous la présidence de F. Mitterrand (1981-1995), le nouveau président de la République, Jacques Chirac, reconnaît publiquement et clairement la responsabilité de la France en matière de politique antijuive (1995).
Au-delà de l’intérêt pour Vichy, ce qui contribue également à stimuler la curiosité de l’opinion publique française à partir des années 1970, c’est sans doute le fait que, comme dans d’autres pays, après la décolonisation, les turbulences de mai 1968 et de la guerre du Vietnam, on s’intéresse désormais plus au destin des minorités et des petits groupes malmenés par l’Histoire qu’aux questions militaires et à l’héroïsme des combattants. L’histoire de la Shoah s’inscrit alors dans cette perspective où l’on s’identifie surtout aux victimes et où l’on privilégie, à la suite d’autres massacres de populations civiles (Cambodge, Yougoslavie, Rwanda…) les Droits de l’Homme. C’est d’ailleurs le moment où l’expression « déportation » est de plus en plus fréquemment associée dans le langage courant, en France, aux juifs et où commence à s’imposer le mot hébreu « Shoah » pour désigner le sort spécifique des juifs pendant la Seconde guerre mondiale. A l’admiration pour l’héroïsme militaire de l’après-guerre a donc succédé, pour une nouvelle génération, un intérêt manifeste pour l’histoire des victimes civiles.
II. Les vecteurs du changement de perception
En France, comme ailleurs dans le monde, sur une période de plusieurs dizaines d’années, l’évolution des mentalités joue un rôle majeur dans le changement de perception de la Shoah. A l’histoire positiviste succèdent désormais la remise en question de la vision « dominante » et la valorisation des petits groupes. Les transformations politiques, idéologiques et sociales ne constituent pas le seul moteur de ce changement. L’enseignement, les procès et la création artistique vont également largement y contribuer.
A. L’enseignement
La France n’a jamais été un pays à l’avant-garde de l’écriture de l’histoire de la Shoah. Il n’existe toujours pas aujourd’hui dans le pays d’équipe de chercheurs sur ce thème. Il n’y a pas non de chaire universitaire sur le sujet. Evidemment cela ne signifie nullement que rien n’est fait sur la Shoah dans l’enseignement supérieur. Depuis au moins une dizaine d’années colloques, cours, séminaires, conférences, expositions et publications ont eu au contraire tendance à se multiplier, et pas exclusivement à Paris. Il existe d’excellents chercheurs sur le sujet (Henry Rousso, Annette Wieviorka, Florent Brayard, Edouard Husson…) mais il manque toujours une « école française » capable de réunir les initiatives d’institutions ou individus isolés.
En matière d’enseignement la spécificité française réside probablement moins dans la recherche de pointe que dans l’enseignement de l’histoire de la Shoah à tous les élèves à trois niveaux du parcours scolaire :
- pour les élèves de 17-18 ans en Première et Terminale depuis 1983.
- pour les élèves de 15 ans en Troisième depuis la même époque.
- pour les élèves de 9-10 ans en classe CM1-CM2 depuis 2002.
En principe un élève étudie donc ce sujet (généralement en 1 ou 2 heures, mais parfois plus) dans le cours d’histoire obligatoire de ces trois niveaux du cursus scolaire français, établissements publics et privés confondus. Les initiatives d’enseignants d’autres matières (lettres, philosophie, langues…) complètent parfois l’enseignement d’histoire obligatoire.
La question de la Shoah apparaît donc dans les manuels scolaires d’histoire où les avancées de la recherche nationale et internationale sont rapidement prises en compte. C’est un sujet qui revient régulièrement aux examens (brevet pour les élèves de troisième, baccalauréat pour les élèves de première-terminale) et aux concours de recrutement des enseignants d’histoire-géographie. En 2001-03 le livre « Si c’est un homme » de Primo Lévi était également au programme du baccalauréat de français. Le nombre de lycéens français visitant Auschwitz a beaucoup augmenté ces dernières années. On peut donc penser que le sujet est relativement bien connu de toute une génération formée dans le système scolaire en France depuis une vingtaine d’années.
B. Les procès
On connaît l’importance des procès des criminels de guerre pour sensibiliser l’opinion publique et diffuser les informations sur le génocide des juifs. Les procès de Nuremberg (1945-46), d’Adolphe Eichmann (1961-62) et de Francfort (1964-65) pour les responsables d’Auschwitz ont d’ailleurs eu des vertus pédagogiques évidentes, surtout à une époque où le sujet restait mal appréhendé. En France les procès Touvier, Barbie et Papon ont eu également un impact considérable sur l’opinion publique, dans un tout autre contexte.
Ces procès interviennent dans un cadre juridique particulier. Les lois d’amnistie, adoptées au début des années 1950, avaient contribué dans un premier temps à jeter un voile juridique sur les crimes de l’Occupation. Les choses en sont restées là pendant plusieurs années, jusqu’à ce qu’intervienne une nouvelle loi sur l’imprescriptibilité des « crimes contre l’humanité » qui vise alors essentiellement des nazis allemands. C’est cette loi, adoptée en décembre 1964, qui a permis de rouvrir les dossiers des complices français du génocide des juifs.
Le premier à y être soumis est le milicien Paul Touvier, condamné à mort par contumace après la Libération (en 1946-47), et gracié par le président Georges Pompidou en novembre 1971. Lorsque cette grâce présidentielle a été connue, l’année suivante, les protestations parmi les résistants et les déportés s’étaient multipliées. En 1973 une nouvelle plainte est déposée contre Touvier pour crimes contre l’humanité. Touvier plonge à nouveau dans la clandestinité mais il est finalement arrêté, des années plus tard, en mai 1989. Renvoyé devant la cour d’appel de Paris il bénéficie d’abord, à la surprise générale, d’un non-lieu en avril 1992. Mais l’arrêt est cassé et Touvier est à nouveau jugé, cette fois-ci uniquement pour les sept crimes de juifs à Rillieux (près de Lyon) en 1944, qu’il avait reconnus des années auparavant. En avril 1994 il est finalement condamné à la réclusion à perpétuité pour « complicité de crime contre l’humanité ».
Klaus Barbie, ancien patron de la Gestapo de Lyon de 1942 à 1944, a été condamné à mort par contumace par la justice française en 1952. Il est alors considéré avant tout comme le responsable de la mort de Jean Moulin et le tortionnaire des résistants à Lyon. Après la guerre il avait réussi à s’enfuir et, après bien des péripéties, il s’était finalement réfugié en Bolivie. Extradé vers la France en février 1983, il va être inculpé de « crimes contre l’humanité », en raison notamment de l’arrestation et de la déportation des enfants juifs d’Izieu. Son procès, qui se déroule à Lyon quatre années plus tard, du 11 mai au 4 juillet 1987, fait presque quotidiennement la Une de la presse. Il devient une véritable « leçon d’histoire » où résistants et survivants s’expriment largement. Le procès s’achève par une condamnation de l’inculpé à la prison à perpétuité.
L’affaire Maurice Papon éclate le 6 mai 1981, entre les deux tours de l’élection présidentielle Giscard-Mitterrand. L’ancien préfet de police de Paris (1958-1966), alors ministre du budget dans le gouvernement Barre-Giscard, est accusé par l’hebdomadaire satirique de gauche « Le Canard enchaîné » d’être impliqué dans la déportation des juifs de Bordeaux de 1942 à 1944, alors qu’il était secrétaire général de la préfecture de Gironde. Quelques mois après l’élection de F. Mitterrand, en décembre 1981, une première plaine est déposée contre lui. Il est officiellement inculpé de « crime contre l’humanité » en janvier 1983. Une polémique sur sa responsabilité en matière de politique antijuive et son engagement dans la Résistance fait rage pendant des années. Après 17 ans de bataille juridique, le procès de Maurice Papon s’ouvre enfin à Bordeaux en octobre 1997. Il donne lieu pratiquement chaque jour à de longs comptes-rendus à la télévision, à la radio et dans la presse. L’ancien ministre est condamné à 10 ans de réclusion criminelle en avril 1998 mais il est libéré « pour raisons de santé » en septembre 2002.
En dépit de leur durée et de leurs imperfections ces grands procès ont indiscutablement joué un rôle important dans la prise de conscience de la signification de la Shoah par l’opinion publique française. Ils ont aussi contribué à alimenter toute une réflexion historique, juridique et éthique. De plus ils ont permis aux familles des victimes de prendre la parole et d’obtenir que justice leur soit rendue, et pas uniquement sur le plan symbolique.
C. La création artistique.
Certaines oeuvres artistiques vont également contribuer à placer la Shoah au cœur même de l’univers mental des Français.
Dans le domaine littéraire on notera surtout l’existence précoce des romans et essais de Robert Merle (La Mort est mon métier, 1952), Elie Wiesel (La Nuit, 1958), André Schwartz-Bart (Le dernier des Justes, prix Goncourt 1959), Patrick Modiano (La Place de l’étoile, 1968), Georges Pérec (La Disparition, 1969), Joseph Joffo (Un sac de billes, 1971), Romain Gary (La Vie devant soi, prix Goncourt 1975, sous le pseudonyme d’Emile Ajar)… Avant même les progrès de l’historiographie de la Shoah des années 80, c’est surtout la littérature qui en France suscite la curiosité et l’intérêt pour le sort des juifs pendant la guerre. Le succès éditorial considérable ces dernières années en France des livres de Jonathan Littell (Les Bienveillantes, prix Goncourt 2006), Philippe Claudel (Le rapport de Brodeck, 2007) et d’Hélène Berr (Journal, 2007) montre que la littérature joue toujours un rôle important dans la perception de la mémoire et de l’Histoire de la Shoah.
Dans le domaine des images la France n’a certes pas produit des œuvres aussi populaires que la série TV Holocauste ou La Liste de Schindler de Steven Spielberg. Il ne faut pas pour autant négliger les contributions d’Alain Resnais (Nuit et Brouillard, 1956), Frédéric Rossif (Le Temps du Ghetto, 1961), Marcel Ophuls (Le Chagrin et la pitié, 1971), Joseph Losey (Monsieur Klein, 1976), François Truffaut (Le Dernier Métro, 1980), Claude Lanzmann (Shoah, 1985), Louis Malle (Au revoir les enfants, 1987), Roman Polanski (Le Pianiste, 2002), Costa Gavras (Amen, 2002)… On peut donc dire qu’une bonne partie de l’élite du cinéma français a contribué, elle aussi avec talent, à sensibiliser l’opinion publique aux divers aspects du génocide des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.
Dans le domaine des arts plastiques il faut signaler au moins l’œuvre particulièrement novatrice du plasticien Christian Boltanski, largement consacrée à la mémoire de la Shoah.
La création artistique dans son ensemble, comme les procès et l’enseignement, ont donc largement contribué à la prise en compte de la Shoah par l’opinion publique. L’investissement des juifs français a également joué un rôle déterminant dans l’évolution de sa perception. Nous allons voir de quelle manière.
III. Les juifs de France : acteurs du changement de perception
Ils ont été rudement éprouvés pendant la Seconde Guerre mondiale. Mis brutalement au ban de la société dès l’automne 1940 ils ont été ensuite discriminés, spoliés, persécutés jusqu’à la libération de 1944. 75.000 d’entre eux (sur 320-330 000 environ) ont été arrêtés et déportés, c'est-à-dire qu’un juif sur quatre ou cinq a disparu pendant le conflit. Dans ce pays, moins touché que d’autres en Europe, pratiquement aucune famille juive n’a été épargnée.
Après la Libération et l’écroulement de l’Allemagne nazie un tout petit nombre de déportés juifs (sans doute moins de 3000) réapparaissent. C’est un traumatisme considérable et durable, parce les membres des familles continuent parfois pendant des années à espérer et attendre leur retour. La douleur, vécue d’abord comme un drame individuel, a aussi des conséquences sur l’évolution collective. Ce traumatisme et cette saignée démographique vont en effet affaiblir les communautés juives de France, les désorganiser et les pousser à se replier durablement sur elles-mêmes. Les synagogues se vident, les associations juives végètent et on a même alors du mal à renouveler les cadres des principales institutions.
Dans ce contexte psychologique particulier la reconstruction du judaïsme français va être lente et difficile. Il s’agit d’abord de prendre en charge les enfants orphelins, de récupérer les biens spoliés (en particulier les appartements qui ont presque toujours de nouveaux occupants) et de retrouver un semblant de vie normale dans un pays lui aussi largement dévasté. Ce n’est pas simple. D’autant que le pays communie après la Libération, comme nous l’avons souligné, dans le mythe d’une France largement unie dans les combats de la Résistance et de la Reconstruction.
Dans les années d’après-guerre les juifs de France ne peuvent donc pas se singulariser en soulignant par exemple le rôle de Vichy en matière de persécutions antijuives. Ils adoptent un profil bas, stigmatisent uniquement « la barbarie nazie » et espérant ainsi réintégrer plus rapidement la communauté nationale dont ils ont été exclus pendant les années noires.
Même pendant l’affaire Finaly en 1952-53, lorsqu’il s’agit de récupérer deux orphelins juifs, convertis et enlevés par un ordre de religieuses catholiques, les dirigeants juifs font tout pour éviter un affrontement frontal. Les responsables communautaires se battent courageusement pour récupérer les enfants. Ils parviennent finalement à leurs fins, non sans difficultés, mais discrètement, en évitant soigneusement toute publicité.
On retrouve un peu le même état d’esprit lorsqu’on inaugure le Tombeau du martyr juif inconnu en plein cœur de Paris, dans le Marais, en 1956. Il s’agit du premier mémorial au monde qui évoque le sort spécifique des victimes juives. Toutefois pour ne pas se couper du reste de la population on utilise dans le nom même du monument, une référence au modèle laïc et républicain du Tombeau du soldat inconnu situé sur les Champs Elysées, sous l’Arc de triomphe. On fait encore silence sur le rôle de Vichy, qui n’est mentionné nulle part, et on écrit, aux côtés des camps d’extermination de juifs, les noms de camps de concentration destinés aux déportés politiques. Une référence religieuse oecuménique gravée sur le fronton du bâtiment souligne également la volonté de ne pas se couper de la population majoritairement catholique. Cette attitude conciliante se prolonge jusque dans les années 1960-70 lorsque s’amorce un changement du comportement des juifs en France. Plusieurs facteurs sont intervenus.
Il y a d’abord un facteur démographique. Suite à la décolonisation les juifs sépharades d’Afrique du nord (Maroc, Algérie, Tunisie) ont massivement émigré à partir de la fin des années 1950. Ils sont plus de 250.000 à rejoindre la métropole, à la fin des années 1960. Devenus majoritaires, ils contribuent à revitaliser un judaïsme français sclérosé et exsangue. Ayant une expérience historique différente de celle des juifs askénazes, ils s’impliquent davantage dans la vie communautaire et sont moins disposés à composer avec les manifestations (réelles ou supposées) de l’antisémitisme. Leur vécu et leur dynamisme vont contribuer à bousculer les habitudes et à renouveler le judaïsme français.
Un autre facteur accélère la mutation des communautés juives : c’est le choc lié aux deux conflits israélo-arabes de 1967 et 1973 et le regain d’antisémitisme qui en découle en France, multiplication des attentats et des déclarations antisémites, y compris négationnistes. Ces évènements jouent un rôle déterminant dans la définition même de l’identité juive. Désormais certains juifs français les plus assimilés, comme par exemple l’intellectuel Raymond Aron, revendiquent ouvertement et publiquement leurs origines. Cela pousse certains à aller plus loin et à demander ouvertement si, en matière d’antisémitisme, Vichy n’a finalement été qu’une parenthèse.
D’autant que dans la foulée des émeutes raciales de la côte ouest des Etats-Unis, de l’agitation estudiantine de 1968 et de la guerre du Vietnam, le « phénomène des racines » commence à toucher la France à partir des années 70. C’est le début de la remise en question d’une identité nationale unique, avant tout laïque et républicaine, et la valorisation de toutes les identités « communautaires » : religieuses, linguistiques, régionales… Il devient alors possible de revendiquer un passé particulier, sans être pour autant ipso facto exclu de la communauté nationale. C’est dans ce contexte, à partir des années 1980, que certaines personnalités juives, qui ne sont pas nécessairement au départ des spécialistes de la Shoah, contribuent activement à la valorisation de sa mémoire et de son histoire.
L’historien de l’antiquité grecque Pierre Vidal-Naquet, militant anticolonialiste dont les parents sont tous les deux morts en déportation, s’engage corps et âme dans le combat contre le négationnisme. Il est l’un des tous premiers à dénoncer les affabulations de Robert Faurisson et à s’en prendre aux « assassins de le mémoire ».
Le cinéaste Claude Lanzmann, qui réalise en 1985 le film « Shoah », contribue de son côté à populariser l’emploi du mot hébreu « catastrophe » en France. Il donne largement la parole aux survivants et met en évidence l’ensemble du processus de l’extermination des juifs. C’est ce film qui est le point de départ pour un public juif et non juif, français et étranger de la prise de conscience du phénomène de l’extermination des juifs en Europe. Aujourd’hui encore c’est une référence majeure.
L’avocat Serge Klarsfeld, dont le père est mort en déportation pendant la guerre, s’investit activement pour sa part, dans la valorisation de la mémoire des déportés. Il dirige à partir de 1979 l’association des Fils et Filles des Déportés Juifs de France et signe des ouvrages importants sur le sujet, notamment le Mémorial de déportation des juifs de France (première édition 1978) où sont réunis tous les noms des 75000 juifs déportés. Il joue aussi un rôle de premier plan dans les procès dont il a été question, dans l’ouverture du lieu de mémoire et musée de la maison d’enfants d’Izieu (1994), et la reconnaissance publique de la responsabilité française en matière de déportation des juifs par le président Jacques Chirac (juillet 1995).
L’ancienne présidente du parlement européen, Simone Veil, elle-même déportée à Auschwitz, a présidé de son côté la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, à sa création (2000). Cette fondation a été créée par le gouvernement français à la suite des travaux de la commission Mattéoli sur la spoliation des biens juifs en France (1997). Elle est devenue la principale institution finançant la mémoire et la recherche sur ce sujet en France. Simone Veil a joué un rôle de premier plan dans la décision du conseil de l’Europe de faire du 27 janvier la « journée de la mémoire de l’Holocauste et de prévention contre les crimes contre l’Humanité » (2002). La FMS a également permis la rénovation du CDJC-Mémorial de la Shoah à Paris avec l’édification du mur des noms des déportés juifs (2005) et le mur des Justes de France (2007).
En conclusion je dirai que, ce n’est pas seulement la présence d’une importante communauté juive qui a permis d’ancrer la Shoah dans la conscience collective des Français, mais que l’investissement des juifs dans l’histoire et la mémoire de la déportation a certainement accéléré et stimulé la prise de conscience des pouvoirs publics français. C’est cet engagement, relayé bientôt par l’ensemble de la société dans un véritable travail de pédagogie (artistique, culturelle, juridique), qui a accompagné cette évolution. Il y a là une différence notoire avec d’autres pays européens où la Shoah avait pourtant fait également des ravages.
Pour les institutions en charge de la mémoire de la Shoah se pose aujourd’hui la question de la place de cette histoire dans une Europe unifiée. On parle certes partout de plus en plus de la Shoah mais en parle-t-on pour autant de mieux en mieux ? La Shoah n’est-elle pas en passe de devenir une icône de la souffrance sans ancrage véritable avec l’histoire nationale ? Ne devient-elle pas parfois un alibi pour évacuer d’autres questions historiques ou politiques brûlantes ? Ne voit-on pas apparaître un peu partout des comparaisons discutables avec d’autres massacres ou d’autres souffrances (esclavage, colonisation, communisme…) ? On peut légitimement se demander si ce type d’évolution ne risque pas à l’avenir d’entraîner une instrumentalisation et une banalisation de la Shoah. Pour éviter ce double écueil il importe donc d’inscrire la Shoah autant que possible dans l’histoire nationale et singulière de chaque pays.